Montagnes russes

 Québec, Mai 2021

Je viens de raccrocher le téléphone alors que je prenais des nouvelles de mon vieux pote Antoine Duchesne, tout frais sorti du Giro d’Italia. C’était le gros objectif de son début de saison, mais aussi le point culminant d’un long et difficile retour au plus haut niveau du cyclisme professionnel. 


Les gens venant du Saguenay, notre beau coin de pays au Canada, sont connus pour leur authenticité. Nous sommes peu influençables, têtus et sans complexe. Le Antoine à qui je viens de parler est le même qu’il y a 15 ans et demi, quand je l’ai croisé entre deux intensités dans la côte au pied de laquelle il habitait. C’est le même petit gars bien heureux de faire du vélo le plus vite possible.


Étant plus jeunes, avec nos amis, on rêvait tous à l’Europe et à ses courses cyclistes. Même si tout ceci nous était inaccessible au-delà de notre téléviseur, nous savions qu’un jour nous serions adulte et pourrions rouler dans tous ces cols légendaires. Je m’imaginais le faire durant de belles vacances, mais certains d’entre nous voyaient plus grand.


Été 2009

Montée


Au tournant des années 2010, le cyclisme québécois était, pour la première fois de son histoire, en mesure de soutenir ses meilleurs talents grâce plusieurs équipes bien structurées et de plusieurs donateurs privés qui permettaient aux jeunes de se frotter à la crème du cyclisme mondial au moins quelques fois par année pour se bâtir un cv crédible aux yeux des grandes équipes européennes.


Une première génération de coureurs québécois s’est taillée une place au niveau professionnel, culminant même par la présence de quatre d’entre eux au Tour de France jusqu’à maintenant. Mon vieux pote Antoine fut l’un d’eux.


Descente


Je me souviens très bien de cette photo d’Antoine sur les champs Élysée quelques instants après avoir complété le Tour. Il semblait déçu, à la limite fâché. La raison? Malgré tout le travail de son équipe, leur sprinteur Bryan Coquard n’avait pas enlevé une seule étape, le grand objectif de l’équipe sur ce tour. 


Paris-Champs Élysées, juillet 2016 

Je me souviens de lui avoir écrit un message disant sommairement que « Tu devrais être fier de ce que tu viens de réaliser, en plus tu t’en vas aux Jeux Olympiques dans 2 semaines! » et lui de me répondre: « Ouais, mais on aurait dû gagner. Je vais être plus fort l’an prochain et on va l’avoir. » 


Disons que le vélo, c’était rendu sérieux. 


Cette prochaine fois n’est pas encore venue. Je vis alors mon ami commencer une lente descente vers les bas-fonds du sport professionnel. Il y eu d'abord une saison d’adaptation dans sa nouvelle équipe, puis des microbes de toute sorte, suivi d’une limitation de puissance à la jambe gauche. Ce problème persista jusqu’à ce qu’une opération à l’artère iliaque s’impose en juin 2019. 


10 jours avant cette opération, je lui ai annoncé que je viendrais bientôt près de chez lui à Lyon pour mon travail et qu’on irait grimper le Mont Ventoux, mon vieux rêve! Après m’avoir dit que j’étais le bienvenue chez lui, il m’a aussi dit qu’il serait à l’hôpital au moment de ma visite, qu’il se faisait opérer pour régler ce problème au plus vite...


Me voilà donc dans un hôpital de Lyon, 10 jours plus tard, pour rendre visite à mon ami étoile, vedette du Tour de France et des Olympiques, qui a de la misère à aller aux toilettes par lui-même. Déjà il parle de son retour pour 2020, jurant que cette fois, ce sera la bonne et qu’il sera plus fort qu’il ne l’a jamais été. 


Selfie d'hôpital

Sauf qu’il n’en sera rien. Malgré une reprise encourageante lors du déconfinement du cyclisme pro en août 2020, Antoine est écarté du Tour de France à quelques jours du départ alors qu’il reçoit un diagnostic de mononucléose. Cette fois, c’est trop.


Faux-plat  


  J’ai essayé de lui écrire quelques fois durant les semaines et mois qui ont suivi cette mauvaise nouvelle. Je recevais des réponses courtes, sans plus. Il dormait tout le temps. Mon pote broyait du noir. C’est bien d’être présent pour les autres, mais parfois ils ont besoin d’être avec eux même et il faut comprendre le message. 


Un bon jour d’automne, le téléphone sonne. Antoine est à Québec pour s’acheter un couteau de cuisine d’artisan, une de ses nombreuses passions hors-vélo. On jase pendant une heure et il me raconte qu’il a beaucoup réfléchit au cours des derniers mois et que désormais, il ne referait plus les choses comme avant. 


Selon lui, les 10 dernières années ont été des montagnes russes. Je n’ai qu’à penser aux crevaisons en échappée en plein final du Tour des Flandres espoir alors qu’il espérait se faire voir par les grandes équipes, au maillot à pois sur Paris-Nice, à la défense du maillot jaune au Tour de l’avenir, ou encore à la déshydratation extrême sous le chaud soleil de la Vuelta. Tant de hauts et de bas vécus par procuration en parlant avec mon vieux pote Tony de temps en temps.  Le sport cycliste est, à l’image des parcours qu’il propose, fait de montées vertigineuses et de descentes terrifiantes.


Et à un certain moment, on est trop vieux pour les grosses montagnes russes.


Le difficile chemin vers le cyclisme pro

Mais comment demeurer pertinent dans ce peloton qui roule toujours de plus en plus vite, quand on est de moins en moins jeune et de plus en plus conscient de ses limites? « Il faut que je me compare à moi-même », explique Antoine, désormais considéré comme un vétéran au sein de la formation Groupama-FDJ.


Les équipes françaises ont désormais rejoint l’école de pensée des « gains marginaux » chère depuis plusieurs années aux pays anglo-saxon. Tout est désormais pesé, calculé et optimisé. La « vieille école », avec ses méthodes d’entraînement plus traditionnelles impliquant moins de données scientifiques, n’est plus.


Tout un contraste avec les débuts d’Antoine chez Europcar en 2014, alors qu’il me racontait que les vétérans de son équipe, Thomas Voeckler en tête, roulaient encore sans capteur de puissance et autres gadgets qui détectent la moindre tendance dans la performance d’un athlète. « Maintenant, il faut envoyer nos données d’entraînement, manger les quantités d’aliments prescrits par nos nutritionnistes. Le cyclisme a changé et les jeunes dans l’équipe n’ont pas de problème avec ça. », ajoute-t-il.


Dans ce contexte, il n’y a pas 2 options, il faut s’adapter. C’est en regardant les grands tours de chez lui l’automne dernier qu’Antoine s’est confirmé qu’il souhaitait poursuivre dans ce cyclisme pro différent de celui qui l’a accueilli il y a 7 ans. « Je regardais les étapes du Giro et de la Vuelta et j’avais envie d’y être, alors je me suis remis au travail dès que j’ai pu. Mais la réalité m’a rattrapé assez vite, avec l’accumulation des longues sorties par temps froid et venteux. Puis je suis arrivé aux premières courses, où ça roulait déjà à fond et dans lesquelles j’étais à la traîne. »


Le bureau d'Antoine: La déco change chaque jour...

On a bien beau vouloir reprendre à son rythme en respectant son corps, il n’en reste pas moins que le peloton, lui, accélère sans cesse. Les courses de début de saison se déroulent à fond de train du début à la fin et ne sont plus un endroit pour peaufiner sa préparation. Antoine s’est retrouvé largué à plus d’une occasion dans des ascensions que même les coureurs les plus lourds du peloton passaient sans problème.


À ce niveau, un coureur n’a pas 50 occasions de montrer son niveau dans l’espoir d’être sélectionné pour les grands rendez-vous de l’année. Heureusement, avec une modeste progression au fil des premières semaines de la saison, Antoine a eu sa place au Giro pour compléter une équipe assez jeune qui avait besoin d’un vétéran des grands tours comme lui. 


Je le rejoins donc par téléphone en avril alors qu’il se trouve dans une chambre d’hôtel au Tour de Catalogne, grande répétition de grimpe avant le Giro. L’objectif ici est clair: « Ça fait deux ans que les premiers symptômes de mon artère bouchée sont apparus, je veux effacer ça pour de bon. Je dois finir cette course en bonne santé et me prouver que je peux aller au Giro. Ça passe ou ça casse. Si ça se déroule bien, ce sera la première fois en 2 ans que je ne m’écroule pas après 3-4 mois de retour à la compétition », confie-t-il.


Sans tambour ni trompette, il termine la Catalogne plus fort qu’il ne l’a débuté, en route vers un premier Giro en carrière qu’il finira en force, tout en ayant aidé ses jeunes équipiers sur le vélo mais aussi à côté. Bien que la bonne humeur et le positivisme ne se mesurent pas en watts par kg, ces traits de personnalité font une différence quand vient le temps de choisir un vétéran pour épauler la relève. 


« Fie-toi sur moi, ça va attaquer drette-là. »

À condition physique égale, on choisit le coureur d’expérience le plus sympathique du lot. C’est l’une des forces qu’Antoine se trouve dans ce cyclisme différent. « Je peux encore progresser physiquement, mais c’est clair maintenant que j’ai bien peu de chance de gagner une course. Par contre, plus que jamais je peux faire gagner mon équipe et surtout, je peux gagner contre moi-même en faisant toujours mieux et en ayant du fun. »


Antoine considère sa performance au Giro comme « correcte mais sans plus » mais il est surtout heureux du chemin parcouru. Pour la première fois depuis longtemps, il dit avoir bien fait les choses, en reprenant la route l’automne dernier avec des entraînements longs et lents, sans y mettre de l’intensité trop vite pour revenir en force trop tôt et ruiner sa santé à nouveau. En bon bricoleur, il dit avoir construit une belle fondation sur sa nouvelle maison au lieu de commencer par la brique et le toit comme il le faisait depuis quelques années. 


En bon homme de son époque, il regarde aujourd’hui ses chiffres de puissance développés à la pédale pour constater qu’il est plus fort qu’en 2018. Le peloton aussi est plus fort, donc le travail n’est pas terminé, mais désormais, Tony prendra le temps qu’il faut. 


Plus j’y pense, plus c’est un retour aux sources. Antoine s’est retrouvé. C’est à nouveau le même petit gars toujours souriant, qui prenait sa performance au sérieux sans toutefois en faire l’intégralité de sa personne et de son discours de vie. C’est certes un passionné, mais ce n’est surtout pas un obsédé. Il a retrouvé le plaisir de rouler.


Autant de fun qu'aux mardis de Lachine en 2010? Dur à battre!


Il a compris et accepté que la route du cyclisme pro n’est jamais facile, qu’il y aura toujours du dénivelé, autant positif que négatif, et qu’il faut surtout savoir pourquoi on se lance toujours dans la prochaine montée, un coup de pédale à la fois.


Je publie ce texte alors qu’Antoine reprend la route pour une deuxième partie de saison avec le coeur léger comme il ne l’a pas eu depuis longtemps. Il est bien reposé, en bonne santé et motivé à courir de nouveau. Comme ami, je lui souhaite tout simplement de continuer à se dépasser tout en se respectant avec toute l’authenticité que je lui connais. 


Et après tout, il n’y a pas que des montagnes russes dans un parc d’attractions.


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